Quels risques à se prévaloir du préjudice d’angoisse ?

Le 5 avril 2019, la Cour de cassation a jugé que tout salarié ayant été exposé à l’inhalation d’amiante pouvait désormais faire valoir un préjudice d’anxiété en invoquant l’obligation de sécurité de tout employeur [1]. Jusqu’ici, la Cour restreignait ce mécanisme aux seuls salariés dont l’établissement est inscrit sur une liste dans la loi de 1998 ouvrant droit à la « préretraite amiante » : travailleurs de la transformation de l’amiante ou de la construction et de la réparation navale. Dans sa dernière décision, la Cour de cassation indique donc que de nombreux salariés, en plus de ceux dont l’employeur est inscrit sur cette liste, ont pu être exposés à l’inhalation de poussières d’amiante, et sont donc en mesure de faire valoir un préjudice d’anxiété. Entretien avec Jean de Kervasdoué, économiste de la santé, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers et membre de l’Académie des technologies.

Comment interprétez-vous cette décision de la Cour de cassation ?

Inhalées longtemps, à forte dose, les fibres d’amiante peuvent provoquer des cancers. Il en est ainsi d’autres poussières et notamment de la silice que l’on trouve dans de très nombreux matériaux, comme sur toute plage, quand le vent souffle. Doit-on être anxieux quand on a respiré du sable ou pris des pistes poussiéreuses et, si on l’a fait pour des raisons professionnelles, peut-on aussi, dans ces cas, demander réparation au titre du préjudice d’anxiété ? Pourquoi seulement l’amiante, pourquoi pas le sable, mais aussi l’eau de Javel, l’essence ou le polissage de tous matériaux ? Être indemnisé pour un risque avéré me semble indispensable ; mais l’être dans le cas d’un contact occasionnel avec une substance ou une situation dangereuse est éminemment discutable. Les chauffeurs professionnels ne courent-ils pas sur la route des risques réels ? Nul doute que certains sont anxieux. Ont-ils subi un préjudice indemnisable ? Où s’arrête le préjudice d’anxiété ? Jusqu’à 31 ans, j’ai joué au rugby dans la position d’arrière : à chaque match j’ai vu arriver, en même temps que le ballon ovale, quelques premières lignes de l’équipe adverse très mal intentionnées à mon égard. Étais-je anxieux ? Parfois. Mais je n’ai jamais imaginé demander à mon club de me verser une indemnité pour un préjudice d’anxiété.

Ce n’est pas la première fois qu’une décision de justice s’invite dans le débat autour d’un sujet de santé publique : il suffit de penser aux polémiques autour du glyphosate et autres pesticides. Cette intervention laisse songeur : s’en référer à une décision judiciaire, et non à une autorité scientifique, semble relever de l’erreur de méthode. Est-ce le signe d’une confusion des ordres juridique, scientifique et psychologique à l’œuvre dans la société actuelle ?

Oui, bien entendu. Les tribunaux s’efforcent de dire le juste, or les scientifiques s’intéressent au vrai ; non seulement ce n’est pas du même ordre, mais leurs méthodes sont bien différentes. Tant en matière de glyphosate que de dioxine, les scientifiques affirment qu’aux doses d’usage habituelles, il n’a pas été démontré que des traces infimes de ces produits avaient un effet pathogène. Autrement dit, ils ne font pas courir de danger et, en la matière, beaucoup moins que les traces d’hormones (soja) ou de toxines (pomme de terre, poivre, moutarde…) « naturelles » de ces plantes, et ceci même si certains utilisateurs de ces produits développent des cancers.

Rappelons que le préjudice d’anxiété permet l’indemnisation de personnes qui ne sont pas malades mais qui s’inquiètent de pouvoir le devenir à tout moment : si Molière revenait parmi nous, écrirait-il sur notre société un nouveau Malade imaginaire ?

Le Malade imaginaire, comme le Docteur Knock (« Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore »), sont d’une extraordinaire actualité. La nouveauté c’est que les hommes ne se sont jamais aussi bien portés et n’ont jamais eu aussi peur. Il est vrai que la vie demeure une maladie sexuellement transmissible 100% mortelle !

[1] Le Monde, « Amiante : tout salarié exposé pourra faire valoir un préjudice d’anxiété », 5 avril 2019

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