Glyphosate : quand Envoyé spécial joue à « Faites entrer l’accusé »
Les faits
Branle-bas de combat dans les rédactions le 25 janvier 2019 : la veille, Emmanuel Macron a viré de bord, revenant sur sa promesse de sortir du glyphosate d’ici 2021. Le retournement de situation se retrouve sur toutes les unes. De fait, le glyphosate fait parler de lui fréquemment : avec ses scandales et ses procès, ses opposants acharnés, ses victimes éprouvées et ses défenseurs vilipendés, il a tout du (mauvais ?) feuilleton médiatico-judiciaire. Dernier épisode en date, la diffusion sur France 2 du reportage d’Envoyé spécial « Glyphosate : comment s’en sortir ? »
Décryptage
Élise Lucet et son équipe avaient promis une « grande soirée événementielle » consacrée au glyphosate et à la nécessité de s’en passer : nous n’aurons pas été déçus. Le 17 janvier 2019, le spectateur se sera vu proposer en vrac des enquêtes sur la toxicité du glyphosate, son classement par plusieurs agences d’évaluation, des études de cas et des affaires de manipulation. « Toxicité, affaire, manipulation » : le ton est donné. L’émission fait le procès du glyphosate et de l’industrie qui l’emploie ou le commercialise, diffusant un documentaire à charge dont on peut légitimement questionner la véracité et/ou l’exactitude.
Tout d’abord, nous sommes saisis d’un doute, à entendre les termes employés par France 2 pour qualifier Monsanto : « firme agrochimique », le vocabulaire dénote déjà un parti-pris. Le terme « agrochimique », s’il n’est pas faux en tant que tel, crée une ambiance de pollution mortifère, et le mot « firme » renvoie au film du même nom et à l’univers des grandes entreprises toutes puissantes, voire au-dessus des lois. Avec l’association des deux, on est d’entrée de jeu très loin d’une entreprise fournisseur de l’agriculture. Le doute se renforce lorsque l’on apprend plus tard que ladite firme a autrefois « exercé une pression » pour qu’une étude anti-OGM dirigée par Gilles-Éric Séralini soit retirée : de telles petites phrases sont ainsi lâchées au fil du reportage, sans plus de contextualisation ou d’explications. Viennent ensuite les négligences ou les erreurs, qui font hausser les sourcils. Le traitement de l’information est majoritairement partial parce qu’il est – volontairement – partiel. Quand, sur le marché de Marly-le-Roi, on demande à Élise Lucet si le glyphosate est cause de cancers, elle reste évasive, arguant de l’absence de consensus scientifique : « Toutes les études sont controversées et les avis sont assez différents ». Il est incorrect d’affirmer que toutes les études sont controversées mais sa réponse pèche par deux côtés : au lieu de répondre, on laisse planer le doute ; et plutôt que de citer la littérature scientifique, on la laisse délibérément à l’écart, la discréditant au prétexte qu’elle ne serait pas d’un avis unanime. C’est alors qu’arrive le clou du spectacle : le « glyphotest », promu à grands renforts de célébrités. Et là, vient l’exaspération. Parler d’une présence « alarmante » de glyphosate dans les urines, alors même que ces résultats sont sujets à caution, contredits par des études d’experts (Santé publique France ou l’Inserm) et obtenus par un laboratoire allemand à l’« indépendance » pour le moins douteuse[1]… cela traduit une présentation de l’information plus que biaisée. Ajoutez à cela que la caution scientifique du magazine n’est autre que Gilles-Éric Séralini, ce chercheur-militant dont on se demande si le militantisme ne l’emporte pas sur la rigueur de mise chez un scientifique, et vous avez le tableau d’un magazine d’information qui instruit à charge. On pourrait accepter une intention éditoriale claire, un travail à charge, s’il n’était pas présenté comme une émission d’information.
Le vrai débat
« Glypho or not glypho », là n’est pas la question ! Le problème, c’est la méthodologie contestable de ce type de documentaire. Où est la limite entre information et désinformation ? Info ou intox ?
Le doute plane, et cela s’explique par trois raisons. Premièrement, la caractéristique commune à ces documentaires à charge est de ne faire preuve ni de modération, ni de contextualisation, deux vertus pourtant nécessaires à l’étude de tout sujet. Deuxièmement, ces reportages en quête de sensationnalisme usent parfois de ficelles un peu grosses et par trop romanesques. Leur imaginaire se complaît à dessiner la lutte entre David (les « petits ») et Goliath (l’industrie, les grosses entreprises). Ce mode de pensée binaire se révèle peu apte à retranscrire la complexité du monde en général et le cas du glyphosate en particulier. Enfin, cette vision manichéenne trouve son apogée dans l’éternelle opposition science vs justice qu’exploite sans vergogne un certain tribunal médiatique… inquisitorial. Les « justiciers » de France Télévision se font une mission d’exposer les « crimes » du glyphosate. N’hésitant pas à instrumentaliser la souffrance des victimes, comme quand ils font intervenir un enfant souffrant d’une malformation de l’œsophage et du larynx imputée à l’herbicide. Cette mise en scène a-t-elle sa place dans un documentaire ? France 2 s’en défend en déclarant « raconte[r] une procédure judiciaire intentée par la famille Grataloup, qui a assigné Monsanto le 30 mai 2018. » Et d’ajouter : « Dans cette assignation, plusieurs attestations de médecins évoquent un lien possible entre les malformations de Théo Grataloup et l’herbicide à base de glyphosate[2]. » Au-delà de l’interrogation éthique, se pose encore une fois la question de la pertinence de l’information. Les procès, décisions de tribunaux et autres tribulations judiciaires sont le pain bénit des médias qui traitent de sujets comme le glyphosate. Or, la justice cherche ce qui est juste, pour indemniser les victimes : elle n’a pas vocation à faire œuvre scientifique. C’est donc une erreur de méthode que de s’en référer à une décision judiciaire pour évaluer de façon rigoureuse, incontestable, la dangerosité ou non du glyphosate.
À terme, ces documentaires à la déontologie douteuse font courir un double risque à la société. À lancer à tout-va de fausses alertes, ils envahissent le terrain médiatique et monopolisent l’expertise publique nécessaire à toute vraie alerte sanitaire ou environnementale. De plus, bien que « l’Europe a[it] le système le plus strict du monde en matière d’approbation des pesticides[3] », le sujet demeure sensible et invite donc au débat. Le résultat obtenu par ces documentaires à charge est donc paradoxal : en instrumentalisant la parole publique, ils empêchent toute discussion à laquelle peut donner lieu l’utilisation du glyphosate.
Parlons clair
Arguments fallacieux et approximations tendancieuses ! Quel est le statut de l’émission Envoyé spécial produite avec l’argent du service public et diffusée sur une antenne de la télévision publique ? S’agit-il d’une émission militante, d’un magasine d’enquête impartial ? France Télévision doit répondre à ces questions. L’ADN de l’émission est le suivant : « Parce qu’il est parfois difficile de comprendre la vie de son voisin ou de tous ceux que l’on croise dans la rue, Envoyé spécial va le faire pour vous : écouter, questionner, comprendre, enquêter. L’équipe d’Envoyé spécial vous entraîne dans toutes ses aventures journalistiques[4]. » L’ambition était noble : mais encore faudrait-il que la question ne devienne pas inquisition, que l’enquête ne l’emporte pas sur le questionnement, et qu’Envoyé spécial n’aille pas jusqu’à penser pour nous…
[1] Le laboratoire BioCheck a été fondé par le Dr Monika Krüger, militante anti-glyphosate et anti-OGM notoire.
[2] www.francetvinfo.fr/monde/environnement/pesticides/glyphosate/envoye-special-sur-le-glyphosate-nos-reponses-aux-intox-qui-circulent-sur-les-reseaux-sociaux_3155751.html
[3] Agrapresse, « Évaluation des pesticides : le Parlement européen demande à l’UE d’aller plus loin », n°3676, semaine du 21 janvier 2019