Aliments ultratransformés : on en fait tout un plat !

Les faits

Aliments ultratransformés, additifs et pesticides : un sujet traité à l’envi par les médias, au risque de couper… l’appétit. Tout récemment encore, on apprenait dans Le Monde que Bruno Le Maire avait exclu de signer dans l’immédiat l’arrêté de suspension de l’additif alimentaire E171, présent dans de nombreux produits (confiseries, biscuits, plats préparés). Ce colorant formé de nanoparticules de dioxyde de titane est controversé car suspecté de présenter un risque cancérogène. Fin 2018, une vingtaine d’associations avaient appelé Bruno Le Maire à le suspendre. Or, le ministre s’est refusé à le faire : tant qu’il n’y aurait pas consensus entre les diverses autorités (INRA, ANSES, EFSA) sur la dangerosité de l’additif, il ne signerait pas l’arrêté. « Dans le doute, c’est aux industriels de s’abstenir », a-t-il expliqué. La réponse ne s’est pas fait attendre : France nature environnement a été prompte à accuser le ministre de « décharge[r] le gouvernement de ses responsabilités en termes de santé publique[1] ».

On le voit, les aliments ultratransformés (AUT) font régulièrement la une, et ils traînent souvent dans leur sillage les mêmes éléments de langage forcenés, les mêmes prises de position non documentées… Bref, parlez de produits ultratransformés pour être sûrs de susciter un tollé. Dangers de la fake food, guerre déclarée aux additifs et aux industriels de l’agroalimentaire, ces boucs émissaires tout trouvés : cette chasse aux sorcières d’un nouveau genre laisse songeur. Les passions semblent définitivement l’avoir emporté sur la raison…

 Décryptage

Aliments ultratransformés, de quoi parle-t-on ? Ce sont des produits alimentaires dont la fabrication comporte plusieurs étapes et mécanismes de transformation industrielle et qui appartiennent au Groupe 4 de la classification NOVA. Élaborée par des chercheurs brésiliens, cette classification distingue quatre groupes d’aliments selon leur degré de transformation. Ils sont souvent constitués de substances industrielles qui n’ont pas d’équivalent domestique (caséine, lactosérum, huiles hydrogénées…) et contiennent en général des additifs. Quand ils ne sont pas riches en sucre, en sel ou en matières grasses ajoutées, ils sont pauvres nutritionnellement : un jus de fruit n’équivaut pas à un fruit par exemple.

Le 15 février 2018, une étude française a été publiée dans le British Medical Journal (BMJ), associant des chercheurs de l’INSERM, de l’INRA et de l’université Paris-XIII. Entre 2009 et 2017, les quelque 105 000 participants à cette étude NutriNet-Santé ont périodiquement rempli des questionnaires en ligne sur ce qu’ils mangeaient. Dans cette masse de données, les chercheurs ont ciblé les AUT : leur déséquilibre nutritionnel permettait de leur supposer une certaine nocivité. Observation tirée de l’étude : en huit ans, 2 228 cas de cancers ont été diagnostiqués et associés à la consommation de ces AUT. Les scientifiques ont alors établi la corrélation suivante : une augmentation de 10 % de la proportion d’AUT dans le régime alimentaire entraînerait en moyenne 12 % d’augmentation du risque global de cancer, dont celui du sein.

Dès le lendemain de sa parution, les médias se sont emparés de cette étude. De février à décembre 2018, les journaux ont titré sur ces résultats, à grands renforts de propos alarmistes et de chiffres chocs. Et pourtant, comment ne pas voir tous les biais que peut présenter une étude réalisée sur la base de déclarations en ligne ?

En France, l’alimentation est un sujet sensible et politique, comme le souligne L’Obs dans un dossier consacré à la Fake food [2]. Tellement politique que la parution de l’étude a suscité l’ouverture d’une commission parlementaire,[3] à l’initiative de La France Insoumise. Après avoir mené quarante auditions d’acteurs de tous horizons (scientifiques, institutionnels, industriels, associatifs), la commission a certes fait part de constats inquiétants, voire alarmants, mais elle a aussi rappelé des paramètres non relayés par les médias : la sûreté de l’agroalimentaire français, la dimension sociale du problème que pose l’alimentation industrielle, ou encore les démarches de l’agro-industrie pour une production plus saine et plus durable [4]. L’entreprise Bonduelle a par exemple supprimé sept des huit colorants qu’elle utilisait auparavant.

Les AUT préoccupent donc légitimement les Français. C’est un sujet qui, à la lumière de l’explosion des maladies chroniques (diabète, obésité, cancer, maladies cardiovasculaires), justifie que l’on s’y intéresse. Mais encore faudrait-il l’examiner de fond en comble et avec prudence.

 Le vrai débat

Soyons réalistes. Il est impossible de se passer de l’alimentation industrielle, comme le rappelait Gilles Fumey, auditionné par la commission : « tout en restant attachés à la nourriture qu’ils partagent à table, les Français devraient accepter l’idée que leur mode de vie fait qu’ils ont besoin d’un autre type de nourriture, qu’on appelle « industrielle » ». Cette évolution des pratiques alimentaires est le reflet des transformations du monde actuel et des nouvelles formes de consommation. Par ailleurs, si les AUT prennent une place grandissante dans nos rayons et nos assiettes, leur volume reste relativement faible en France, un pays modèle en matière de santé publique et de culture culinaire. Oui, il y a bien des additifs dans les AUT, mais leur emploi est justifié par le besoin de conservation des aliments. La présence de nitrites dans le jambon blanc a par exemple fait grand bruit. Or, l’ajout de nitrates (sels nitratés) qui se transforment en nitrites s’explique par des raisons de sécurité sanitaire. On pourrait certes remplacer ces sels nitratés par du jus d’épinards (eux-mêmes riches en nitrates). Avec cette option de conservation « verte », la liste d’ingrédients n’afficherait plus « sels nitratés » … mais les nitrites, quoique « naturels », seraient toujours là. N’oublions pas non plus que l’on retrouve aussi des additifs dans les produits estampillés « bio ». On le voit, opposer alimentation « industrielle » et « artisanale » n’est pas pertinent ; cela l’est d’autant moins que les additifs sont tous strictement homologués par l’ANSES et l’EFSA.

Et le consommateur dans tout cela ? Il a bien du mal à s’y retrouver dans les injonctions contradictoires assénées par les autorités de santé publique et les médias ! Un jour on blâme la viande, le lendemain le sucre, on jette le discrédit sur le gluten, puis sur le gras… Une partie du problème (et le début de sa solution) repose en réalité sur les choix du consommateur. Misons plutôt sur l’éducation alimentaire. L’autre priorité étant l’encadrement du discours médiatique sur l’alimentation, bien souvent déconnecté de la réalité, anxiogène et truffé de contresens. Cela suppose a minima de dépasser les oppositions manichéennes (agriculture conventionnelle vs agriculture bio, industrie vs « fait maison », etc.) qui ne font que diaboliser l’industrie agroalimentaire sans faire avancer le débat.

Enfin, l’étude du BMJ est à considérer avec prudence : non seulement en raison des biais évoqués ci-dessus, mais aussi et surtout parce qu’elle nécessite d’autres recherches approfondies. Les chercheurs ayant mené cette étude rappellent eux-mêmes que le lien de cause à effet entre les produits ultratransformés et le risque de cancer reste à démontrer.

 Parlons clair

Le sujet des AUT révèle un problème de fond : le manque de recul avec lequel l’étude du BMJ et ses résultats ont été traités dans les médias. Cette réaction excessive est aggravée par un problème de terminologie. « Aliments ultratransformés » : voilà un terme qui n’a pas de réelle valeur scientifique et qui a été employé à tort et à travers. Autre problème de terminologie : « corrélation » n’est pas synonyme de « causalité ».

Un tel traitement médiatique alimente le climat actuel de défiance généralisée et d’angoisse alimentaire. Pour sortir de ce cercle vicieux, rien de tel que l’observation et l’explication.

[1] Le Monde, 10 janvier 2019

[2] « Fake food, Le mensonge dans nos assiettes », L’Obs, n°2823 du 13 au 19 décembre 2018.

[3] « Commission d’enquête sur l’alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance » (28 septembre 2018). Présidée par M. Loïc Prud’homme, député LFI de la Gironde.

[4] http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-enq/r1266-tI.asp

 

loading
×